Certains jours, regarder l’hiver à sa fenêtre est l’acte le plus rassérénant qui soit, le plus libérateur, un acte qui parfois même nous sauve.
En cette ère de vitesse et de surchauffe du climat, le Nord, le froid et l’hiver sont de plus en plus prisés. Avec eux, on recouvre la lenteur et la fraîcheur. En cette époque de cyberespace et de mondes virtuels, le Nord, le froid et l’hiver sont de plus en plus recherchés. Avec eux, on recouvre la présence au monde réel et à ses beautés palpables. Les touristes européens s’intéressent de plus en plus, par exemple, au nord québécois et au Labrador. Outre qu’ils soient des lieux physiques toujours plus fréquentés, le Nord, le froid et l’hiver ouvrent des perspectives nouvelles.
La littérature n’est pas étrangère à cette réhabilitation du froid et à la valorisation de ses vertus, de ses avantages. Ma conférence s’intéressera tout particulièrement à quatre écrivains qui ont contribué par leur œuvre à forger une nouvelle identité du froid, rassérénante et salvatrice. Une mystique du Nord, ni plus ni moins. La poète innue Rita Mestokosho. La romancière canadienne-française Gabrielle Roy. Le poète écossais Kenneth White. Enfin, l’écrivain français Sylvain Tesson.
- Rita Mestoksoho : du temps pour se reposer
« Je deviens l’hiver pour me reposer », écrit Rita Mestokosho. Sous la plume de la poète innue de Mingan/Ekuanitshit, au bord du golfe Saint-Laurent, l’hiver se fait apaisement, lieu pour se poser, se déposer. Que de flocons à penser. Enfin, entrer en hibernation comme les ours et les belettes.
La littérature écrite à propos du Nord et du froid est depuis toujours traversée de cette idée que ces grandes étendues gelées sont celles d’où les humains s’élèvent et touchent à ce qui leur semble être un peu d’infini. Moment de contemplation, de rentrée en soi, d’introspection. À nouveau la poète innue Rita Mestokosho: « Je marche à travers les lunes nordiques et les espaces colorés de lichens. (…) Je suis un petit souffle parmi cette respiration mystique. »
C’est bien de cela dont il est question : cette respiration mystique qui baigne tous ceux et celles qui ont écrit au Nord ou à propos du Nord. Pour le philosophe français Michel Hulin, la mystique réfère à un état modifié de la conscience qui fait en sorte que l’on éprouve, écrit-il, « l’impression de s’éveiller à une réalité plus haute, (…) de vivre par anticipation quelque chose comme un salut. »
Le poète écossais Kenneth White ne dit pas autrement quand il écrit dans La route bleue, qui le mène à l’Ungava : « Quitter la conscience pour accéder à une sensation d’existence immédiate. »
- Gabrielle Roy et La montagne secrète : du temps pour réfléchir
Oui, il existe bien une mystique du Nord, autrement dit une sorte de dévotion autour de l’idée du Nord, comme il en existe une autour de l’idée du désert ou de la mer.
Avec son roman, La montagne secrète, Gabrielle Roy, écrivaine-phare du 20e siècle au Québec et au Canada français, a contribué par le retentissement de son œuvre à construire dans nos imaginaires cette mystique du Nord. Par la médiation de son personnage principal, artiste-peintre, elle décrit, transportée, le grand nord du Canada et, singulièrement, l’Ungava, région la plus septentrionale du Québec. Elle a des pages éblouissantes parlant de son personnage avançant dans la toundra. « Le soleil bas allumait une douce lueur bleu-vert. Des perspectives nouvelles s’ouvraient à ses yeux. » (…) « Sa pensée lui semblait sur le point de monter, toute brillante, à l’horizon de sa conscience. »
Pour elle, le Nord sauve les humains d’eux-mêmes et les rapproche des mystères de l’existence humaine. Il devient un principe de rédemption. Une sorte de réponse aux grandes questions existentielles qui taraudent les hommes et les femmes depuis que le monde est monde. La vie. La mort. L’amour. La descendance. Le Nord est un baume jeté sur l’absurdité de notre finitude, comblant « l’espérance infinie, l’infinie attente des hommes », écrit-elle. Gabrielle Roy poursuit : « La nuit si étrange du Nord, palpitante d’étoiles, est comme nulle autre prête à expliquer aux hommes leur propre désir, à eux-mêmes si souvent incompréhensible. »
- Sylvain Tesson : espace, silence, solitude, liberté, temps retrouvé
En 2010, l’écrivain et aventurier français Sylvain Tesson passe six mois, seul, dans une cabane, au bord du lac Baïkal, en Sibérie. Avec pour compagnons, les oiseaux, ceux qui volettent à sa fenêtre mais surtout dans sa tête, quelques livres de chevet et quelques bonnes bouteilles de vodka. Il consigne ses pensées dans un cahier, qui a été publié sous le titre Dans les forêts de Sibérie.
Les jours blancs, pour lui, sont synonymes d’espace, de silence et de solitude, des denrées qui se raréfient et deviennent d’autant précieuses dans notre monde de bruit et de fureur. Ils sont synonymes de liberté aussi. « Je suis libre parce que mes jours le sont », écrit-il.
Je ne peux m’empêcher de penser ici à la poète innue Joséphine Bacon qui, s’adressant directement à sa terre du Nord, écrit : « Je te suis redevable pour ma liberté. »
Et je ne peux m’empêcher de penser aussi au grand géographe québécois, Louis-Edmond Hamelin, qui associe la liberté au Nord et à son espace sans fin. C’est l’irrépressible désir de liberté, prétend-il, qui poussait les coureurs des bois toujours plus au Nord, avec leurs raquettes et leurs lignes de trappage. « Allons plus loin, là-bas, voir si c’est mieux, nous y serons plus libres », leur fait-il dire. Louis-Edmond Hamelin, dans un entretien publié récemment par l’Université du Québec à Montréal, voit dans le coureur des bois l’archétype de l’homme libre.
Mais revenons à l’écrivain français Sylvain Tesson. Au bord du lac Baïkal, il expérimente l’espace, le silence, la solitude, mais peut-être davantage le temps retrouvé, le temps qui lui est redonné « Au fond de la taïga, écrit-il, je me suis métamorphosé. L’immobilité m’a apporté ce que le voyage ne me procurait plus. Le génie du lieu m’a aidé à apprivoiser le temps. »
Oui, il est encore des contrées inentamées, où le temps s’attrape au collet et se pêche au filet. Et ces contrées sont souvent nordiques.
Je cite à nouveau Tesson :
« Au carreau, ce soir, la mésange, mon ange. »
« Vivre en cabane, c’est avoir le temps de s’intéresser à des choses pareilles, le temps de les écrire, le temps de se relire. Et le comble, c’est qu’une fois tout cela accompli, il reste encore du temps. » (P. 86)
- Kenneth White : du temps pour échapper à soi
Enfin du temps pour soi, oui, du temps en soi. Et, paradoxalement, du temps pour échapper à soi.
Échapper à lui-même dans l’immaculée blancheur d’un monde nouveau, telle est la quête de l’auteur écossais Kenneth White, dans son livre intitulé La route bleue, publié en 1983, réédité en 2013. Carnet d’un voyage que l’auteur a fait de Montréal au Labrador, en longeant le Saint-Laurent jusqu’à Sept-Îles, puis en poussant jusqu’à Schefferville en train, avant d’atteindre l’Ungava.
Trouver ce qu’il appelle son « visage originel », se rendre jusqu’au Labrador pour « avaler sa naissance », selon ses mots.
L’écrivain veut rompre avec le gâchis de l’existence, sa véhémence, ses artifices, ses discours, il veut se détacher de lui-même pour entrer dans la présence au monde. « Pénétrer dans le clair, écrit-il, au-delà du fatras. »
Il croira y parvenir dans les échancrures de la côte labradorienne, là où se tapit le Tamanika des Inuits. Tamanika, c’est-à-dire nulle part. Nulle part, où pourtant se trouve la totalité. Moments de fulgurance et de sublime : l’Ungava. « Ici, la terre a réalisé son destin », écrit Kenneth White. « Je vis et marche comme jamais encore. »
L’écrivain y découvre ce qu’assoiffé, il cherche depuis ses commencements. Se fondre dans la nature, relié à l’univers sans autre médiation — il cite ici le chef amérindien Seattle — que « l’aiguille de pin qui scintille, un rivage sablonneux, une brume légère, la sève qui monte dans l’arbre. »
« Comment entrer dans cette nudité, dans cette vacuité? », demande-t-il, sinon par le poème?
Conclusion
Je vais conclure justement sur quelques fragments de poésie des quatre écrivains dont je vous ai parlé aujourd’hui.
Peut-être le poème est-il seul capable de rendre ce « nulle part » associé au Nord, à l’hiver et au froid, ce « nulle part » pourtant doté d’une si puissante identité. Cette vacuité à la fois rassérénante et salvatrice, cette nudité exultante et consolatrice.
Sylvain Tesson devant le lac Baïkal :
« La glace craque. Des plaques compressées par les mouvements du manteau explosent. Des lignes de faille zèbrent la plaine mercurielle, crachant des chaos de cristal. Un sang bleu coule d’une blessure de verre. » (P. 25)
Gabrielle Roy devant sa montagne secrète au nord du Canada :
« Il y avait dans cette eau du ciel une couleur à laquelle n’eût pu convenir aucun nom connu. La lumière qui allait disparaître jetait de l’or, des glacis de rouge, des carmin, des verts acide, des jaunes ensoleillés » (…) « Dans ce jeu de miroitements et d’irisations, d’un coup jaillissait le vrai ».
Rita Mestokosho dans la forêt, juste derrière sa maison :
Je voudrais être vieille et avoir voyagé sur des terres de plénitude.
Comme la toundra, la montagne, la rivière et tous ces petits sentiers où j’ai marché pour être caribou.
Quand je me penche pour me nourrir de la terre,
je me tiens toujours droite,
le regard levé vers le ciel.
Je disparais pour la nuit et j’enlace les étoiles.
Kenneth White dans l’Ungava :
L’aube point
Dans le cri de l’oie sauvage
(…)
Je sors saluer le matin et le monde.
Et le vent m’apporte un poème, comme un grand rêve éveillé.
MERCI.
MD/17 novembre 2018